vendredi 14 août 2015
Entre Ciel et Terre : la philosophie de la vie
En 1827, le vieux
Friedrich Schlegel, qui avait été avec Novalis l’un des collaborateurs les plus
énergiques de la revue Athenäum et du premier
cercle romantique – dit « cercle d’Iéna » – donnait à Vienne un cours
intitulé Philosophie des Lebens.
La Petite Bibliothèque Rivages Poche en publiait en 2013 la première leçon. Les
traductions françaises de Schlegel sont chose assez rare ; ce bref ouvrage
nous a paru mériter un résumé, destiné avant tout à ceux qui ne le liront pas.
Rivages Poche ne met
malheureuseument à la disposition du lecteur francophone que la première leçon
d’un cours qui en compte quinze. Une simple entrée en matière donc, tout juste
le temps pour le penseur allemand de planter le décor, tout juste le temps pour
nous de goûter à une philosophie dont la première qualité consiste à se donner
l’éclat d’une parole haute et claire et la force de la poésie. La traduction de
Nicolas Waquet nous l’offre d’ailleurs exprimée dans un français cristallin, à
la fois aigu et limpide, ce même français dans lequel est rédigée la brève
introduction. Ici se manifeste une fois de plus la vertu inestimable contenue
dans l’obligation – ou le choix – de faire court.
Cette première leçon,
intitulée « De l’âme pensante comme centre de la conscience. Des
erreurs de la raison. » s’emploie à défricher le terrain et
poser les fondements de la « philosophie de la vie » défendue par
Schlegel. Ce dernier s’efforce tout d’abord d’identifier et de réfuter les
erreurs qui empêchent habituellement les philosophes de se donner le juste
point de départ. Il s’agit en premier lieu d’éviter l’écueil consistant à trop
regarder vers le Ciel – c’est-à-dire à tomber dans l’abstraction excessive,
péché commis par Platon dans sa République – ou à embourber son regard dans la Terre en cherchant à « s’immiscer
de force dans la réalité extérieure ». La philosophie de la vie trouve son espace propre entre Ciel et
Terre, dans la sphère où se déploie l’activité de l’esprit humain.
La pensée doit ainsi
éviter tout engagement dans la théologie ou la politique afin de demeurer
indépendante, car c’est son indépendance qui la fera fructueuse et « salutaire ». Elle doit tout autant se défier des spéculations
qui prétendent rayonner depuis les hautes sphères en se donnant
l’inintelligible pour objet. Schlegel s’attaque ici sans les nommer aux travaux
de la pensée idéaliste allemande pour laquelle il s’était lui-même enthousiasmé
par le passé.
Le vieux professeur
viennois en profite pour juger sévèrement bien qu’implicitement certains
enthousiasmes juvéniles : « Complètement subjuguées, transportées
par une fausse exaltation, certaines [âmes juvéniles] peuvent alors éprouver la
tentation de constituer, de créer, pour ainsi dire, une nouvelle religion qui
leur soit propre, tandis que d’autres peuvent ressentir le besoin de blâmer et
de changer tout ce qui existe déjà pour réformer le monde à la lumière des
notions qu’elles viennent d’assimiler. » Difficile de ne pas songer ici aux affirmations hardies des
rédacteurs de l’Athenäum.
La sophia ne constitue pas en effet uniquement l’objet de la recherche philosophique ; elle lui donne également son fondement pratique. Autrement dit : la sagesse doit être recherchée avec autant de sagesse que possible. Par elle le philosophe doit être inspiré et guidé.
Tout aussi dangereux
est l’écueil consistant à confondre la méthode de la philosophie avec celle des
mathématiques. Les mécaniques intellectuelles bâties à la façon des
démonstrations algébriques sont en effet incapables de susciter une « conviction
intime, sincère et totale ».
La justesse philosophique se situe dans l’ordonnance de l’ensemble ;
laquelle ordonnance doit être semblable à celle de l’arbre, dont une
observation attentive sait percevoir, au-delà de l’apparente irrégularité, la
perfection profonde. Elle doit pouvoir être saisie dans son unité autant que
dans sa vitalité et sa croissance perpétuelle[1].
L’unité recherchée
par la pensée est pour Schlegel d’ordre spirituel, et tient à « la
logique de la pensée qui, dans la vie ou la philosophie, nous frappe toujours
profondément et force le respect, même si nous ne partageons pas les
convictions qu’elle suppose. » C’est
en effet dans l’ordre des sentiments que se manifeste la cohérence véritable
d’un discours philosophique.
Le professeur
poursuit en dénonçant avec virulence ce qu’il considère comme les deux grandes
erreurs de son temps. La première a été commise par la philosophie française,
partie du sensualisme et revenue de cette impasse par une déification de la
raison[2],
en définitive constamment animée par le désir d’abattre la transcendance.
Schlegel fait alors appel aux conséquences politiques de cette pensée, qui
doivent à ses yeux achever de la juger.
Il estime que la
philosophie allemande, bien que très différente, a en réalité suivi le même
itinéraire de « retournement » : de l’impuissance déclarée de la raison face à la
transcendance, pour aboutir à la souveraineté de cette même raison[3].
Un péché identique est finalement commis dans l’un et l’autre cas ; un
péché caractérisé par « l’esprit démoniaque de négation et de
contradiction »[4] qui prétend s’adjuger la place occupée par la
réalité divine.
Une fois effectuées
toutes ces mises en garde préalables, le professeur achève sa leçon sur une
présentation des fondements sur lesquels doit s’appuyer la philosophie de la
vie. Le juste point de départ doit en être cette réalité que l’on trouve au
cœur de la conscience humaine : « l’âme pensante », qui rassemble et relie les diverses facultés de
la conscience – raison et imagination, entendement et volonté. Afin de
s’expliquer Schlegel se lance alors dans une audacieuse démonstration.
Comparant l’être humain aux « intelligences supérieures » dont
la « tradition universelle » rapporte l’existence (l’exemple utilisé est celui du fameux daimôn de Socrate[5],
mais nous ne doutons pas que le philosophe songe également ici aux anges),
Schlegel cherche à déterminer ce qui fait la singularité humaine. Puisque l’âme
pensante, comme chacun sait (sic), est ce qui distingue l’homme des animaux, en
quoi donc diffère-t-il des intelligences supérieures ? En citant deux vers
de Schiller :
Tu partages la science avec des esprits supérieurs,
Mais l’art, ô mortel, toi seul tu le possèdes
il
répond avec assurance que l’imagination est la « dangereuse
prérogative » de l’homme.
L’autre différence tient à la raison déductive, dont sont nécessairement dénués
les esprits supérieurs puisque leur intelligence est tout intuitive. Si ces
esprits ne sont capables ni d’imagination ni de déduction, il devient
impossible de leur attribuer une âme, « c’est-à-dire un principe
distinct de l’esprit, une faculté plus passive, source de la fécondité et de la
mutabilité intérieure, du développement intellectuel. »
La conclusion est la
suivante : l’essence des intelligences supérieures est double – esprit, « corps
lumineux et éthéré » –
tandis que celle de l’homme est triple : âme, esprit, corps. « Ce
triple principe constitue le fondement de toute philosophie, et le système qui
repose sur cette base n’est autre que la philosophie de la vie ». L’énoncé est présenté par le philosophe comme
une vérité transparente à la simplicité impérieuse, « tirée de la vie
même » et échappant à toute
complication théorique – ce qui peut amuser.
Ce développement
permet enfin à Schlegel d’indiquer le terrain sur lequel la philosophie de la
vie pourra s’épanouir. Le corps relevant selon lui exclusivement des sciences
naturelles, la philosophie est « science de la seule conscience ;
elle doit donc se soucier de l’âme et de l’esprit, et veiller soigneusement à
s’en tenir là. »
[1] On voit avec cette image surgir, non sans un certain
bonheur, l’imprégnation romantique de l’auteur, d’autant plus que l’exemple
livré dans le paragraphe suivant est celui de l’attraction magnétique, autre
manière d’évoquer le type d’unité recherché par la philosophie de la vie. On
ignore souvent en France que la fécondité du romantisme allemand ne concerna
pas uniquement l’art mais également la recherche scientifique : physique
et magnétisme avec Johannes Wilhelm Ritter, psychologie avec Carl Gustav Carus,
philologie avec Friedrich Creuzer ou encore August Wilhelm Schlegel, le frère
aîné de Friedrich…
[2] Le traducteur estime que les théories évoquées ici,
toujours implicitement, sont celles de Condillac et de Rousseau.
[3] Ou de Kant à Hegel en passant par Fichte et
Schelling. Ici encore je me réfère aux notes de Nicolas Waquet,
lesquelles viennent éclaircir un discours qui jamais ne nomme ses cibles de
manière explicite.
[5] « car les Anciens croyaient communément que
tout le monde avait un génie, un esprit tutélaire. »
jeudi 13 août 2015
Vendôme, Vendôme
Fugace aperçu en arrivant le soir à Vendôme : un
castel déchiqueté sur le flanc du coteau, parmi les arbres. Il domine un
amoncellement de toits d’où percent deux ou trois flèches.
Le sommeil me surprit
très tôt, dès la nuit tombée. Debout le lendemain à la première heure, je me
mis en route le long du Loir dans la lumière matinale. Ce Loir miroitant, dont
la présence tout à côté donnait vigueur à mon pas, je l’avais découvert, ou
plutôt rencontré, l’été précédent en visitant Châteaudun. La rencontre laissa
des traces : un an durant, l’aura protectrice de la rivière demeura à mon
esprit, la mélancolie s’y accrochant avec son lot d’espoir informulable. Le
Jourdain de Proust et de Ronsard, le clair-obscur revigorant, la chansonnette
intérieure qui ramène la volupté au cœur même de l’aridité ; tel il devint
pour moi.
Courant du Perche
rustaud à l’indolent Anjou, sa vallée dessine une de ces plissures intimes de
la France qu’un regard sur la carte oublie de remarquer. Grand ombrage lui est
porté par la Loire sa voisine, berceau des rois, nourricière de vins recherchés,
patrie d’esthètes et de massacreurs. La sœurette est plus rassurante et plus
gaie, quand la langueur apparente de l’aînée dissimule un tempérament de furie.
Les sœurs au visage clair se ressemblent toutefois en un point : sur leurs
bords, le moindre soupir veut devenir chanson.
Je pénétrai dans le
centre ancien par les quais ornés de fleurs menant au chevet de l’abbatiale. Le
soleil en réchauffait les contreforts, et les pinacles piquaient malicieusement
le bleu du ciel. Je m’arrêtai bientôt devant la célèbre façade flamboyante. C’est
en effet un flamboiement de mouchettes et de pinacles, un mur vivant ondulant
de la terre vers le ciel. Je ne pus toutefois, face à ce chef-d’œuvre, me
retenir de songer que l’intelligence théologique s’y voit affaiblie au profit
du délice sensuel. La présence à quelques pas d’un clocher roman, sorte de
patriarche architectural unissant sobre autorité et vibration profonde, ne fit
que confirmer cette pensée.
La base carrée – carré
de la matière et du manifesté – de ce clocher, solidement appuyée sur d’épais
contreforts et soulevée de toute la force de sa pierre, s’y transmue au troisième
étage en un tambour octogonal que percent de hautes baies, pour achever son
ascension et sa transfiguration sous l’aspect d’une flèche jaillissant vers
Dieu comme en triomphant de son propre poids. La voici donc à même de recevoir
sans frémir les caresses du vent tout autant que les bourrasques, tant ses
reins sont robustes et son élévation inaltérable.
Auprès de cette
manifestation du génie roman la façade flamboyante, érigée à l’aube du seizième
siècle par Jean de Beauce, semble la fantaisie biscornue d’un frêle
adolescent, le fruit de premiers feux mal maîtrisés. La puissante épiphanie, la
sagesse illuminatrice des grandes cathédrales gothiques paraît tout aussi
lointaine.
Notons que sur la
place, à l’ombre de ces joyaux chrétiens, la guillotine frappa en 1797 Gracchus Babeuf et les comparses de la
Conjuration des Égaux.
J’entrai dans l’église
en franchissant une porte sur le bois de laquelle je crus reconnaître le comte
Geoffroy Martel, joliment stylisé à la façon du treizième siècle.
L’histoire dit en
effet que le comte et sa femme furent témoins, par une claire nuit estivale, de
la chute de trois étoiles filantes dans les bras du Loir. Décision fut prise de
fonder sur le lieu une abbaye à la Sainte Trinité. Remis à la charge des bénédictins,
l’établissement devint l’un des plus puissants du royaume de France.
La nef où je m’introduisis
forme un espace tout de verticalité et de lumière. L’âme y trouve l’apaisement
dans la blancheur du tuffeau et la perfection de ces lignes tout à la fois évaporées
et rigoureuses.
Le carillon municipal
accompagne le tintement des heures du jour depuis la tour Saint-Martin, ancien
clocher d’une église dont elle est demeurée l’unique vestige. On y a transporté
le carillon anciennement logé dans le beffroi de la Trinité. La place
Saint-Martin, cœur de Vendôme, fait ainsi résonner à heures régulières la
vieille complainte populaire, héritée d’une chanson satirique de la guerre de
Cent Ans. Le parti bourguignon y moquait celui qu’on appelait le « roi de
Bourges », le dauphin Charles, déshérité et rejeté hors de Paris, replié
sur la Loire dans ses derniers bastions.
Mes amis que reste-t-il
À ce dauphin si gentil
De son royaume ?
Orléans, Beaugency
Notre-Dame de Cléry
Vendôme, Vendôme
C’était bien sûr avant l’apparition de Jeanne, la victoire d’Orléans
et le sacre de Charles à Reims.
Enjambant le Loir par
la porte Saint-Georges, j’escaladai la longue rampe gardée de murs qui grimpe
sur le coteau boisé. Du château fort des comtes, de la princière demeure élevée
par César de Vendôme ne subsistent que ruines, et un inégalable point de vue
sur la vallée. Sur le versant d’en face ondulent les vignes. Dans le vent qui
fouette les terrasses pierreuses, je songeai à mon cher Châteaudun un peu plus
haut sur le cours du Loir. C’est depuis Châteaudun qu’au mois de novembre 1589,
le bon roi Henri somma Vendôme de se rendre, avant de forcer la muraille à
coups de canon et d’y faire un massacre (selon une tradition locale aujourd’hui
contestée). La ville, farouchement anti-huguenote, avait donné du fil à
retordre au camp royal ; elle se tint calme après ce coup.
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