vendredi 14 août 2015



Rares sont les roses
Dans la buée

C'est ton oeil
Un tilleul



Entre Ciel et Terre : la philosophie de la vie


     En 1827, le vieux Friedrich Schlegel, qui avait été avec Novalis l’un des collaborateurs les plus énergiques de la revue Athenäum et du premier cercle romantique – dit « cercle d’Iéna » – donnait à Vienne un cours intitulé Philosophie des Lebens. La Petite Bibliothèque Rivages Poche en publiait en 2013 la première leçon. Les traductions françaises de Schlegel sont chose assez rare ; ce bref ouvrage nous a paru mériter un résumé, destiné avant tout à ceux qui ne le liront pas.


     Après le décès de Novalis en 1801 et la dissolution du cercle de l’Athenäum, Schlegel suivit un itinéraire passionnant. Celui qui avait dans sa jeunesse consacré maints efforts à l’étude de l’Antiquité gréco-latine devint à l’aube du XIXème siècle un pionnier de la recherche indianiste, dont il se détourna finalement. Converti au catholicisme, il se rapprocha des courants politiques les plus conservateurs et accompagna Metternich, au service duquel il était entré comme secrétaire, au Congrès de Vienne de 1815. L’enseignement de la philosophie occupa dans la dernière partie de sa vie, teintée de mysticisme, une place centrale. Avant de mourir à Dresde en 1828, il donna à Vienne deux cycles de cours qui ont marqué l’histoire intellectuelle de l’Allemagne : l’un de ces cours avait pour sujet la « philosophie du langage et des mots » – Schlegel a été l’un des philologues les plus importants de son temps – l’autre la « philosophie de la vie ».
     Rivages Poche ne met malheureuseument à la disposition du lecteur francophone que la première leçon d’un cours qui en compte quinze. Une simple entrée en matière donc, tout juste le temps pour le penseur allemand de planter le décor, tout juste le temps pour nous de goûter à une philosophie dont la première qualité consiste à se donner l’éclat d’une parole haute et claire et la force de la poésie. La traduction de Nicolas Waquet nous l’offre d’ailleurs exprimée dans un français cristallin, à la fois aigu et limpide, ce même français dans lequel est rédigée la brève introduction. Ici se manifeste une fois de plus la vertu inestimable contenue dans l’obligation – ou le choix – de faire court.
     Cette première leçon, intitulée «  De l’âme pensante comme centre de la conscience. Des erreurs de la raison. »  s’emploie à défricher le terrain et poser les fondements de la « philosophie de la vie » défendue par Schlegel. Ce dernier s’efforce tout d’abord d’identifier et de réfuter les erreurs qui empêchent habituellement les philosophes de se donner le juste point de départ. Il s’agit en premier lieu d’éviter l’écueil consistant à trop regarder vers le Ciel – c’est-à-dire à tomber dans l’abstraction excessive, péché commis par Platon dans sa République – ou à embourber son regard dans la Terre en cherchant à « s’immiscer de force dans la réalité extérieure ». La philosophie de la vie trouve son espace propre entre Ciel et Terre, dans la sphère où se déploie l’activité de l’esprit humain.
     La pensée doit ainsi éviter tout engagement dans la théologie ou la politique afin de demeurer indépendante, car c’est son indépendance qui la fera fructueuse et « salutaire ». Elle doit tout autant se défier des spéculations qui prétendent rayonner depuis les hautes sphères en se donnant l’inintelligible pour objet. Schlegel s’attaque ici sans les nommer aux travaux de la pensée idéaliste allemande pour laquelle il s’était lui-même enthousiasmé par le passé.
     Le vieux professeur viennois en profite pour juger sévèrement bien qu’implicitement certains enthousiasmes juvéniles : « Complètement subjuguées, transportées par une fausse exaltation, certaines [âmes juvéniles] peuvent alors éprouver la tentation de constituer, de créer, pour ainsi dire, une nouvelle religion qui leur soit propre, tandis que d’autres peuvent ressentir le besoin de blâmer et de changer tout ce qui existe déjà pour réformer le monde à la lumière des notions qu’elles viennent d’assimiler. » Difficile de ne pas songer ici aux affirmations hardies des rédacteurs de l’Athenäum.
     



 La sophia ne constitue pas en effet uniquement l’objet de la recherche philosophique ; elle lui donne également son fondement pratique. Autrement dit : la sagesse doit être recherchée avec autant de sagesse que possible. Par elle le philosophe doit être inspiré et guidé.
     Tout aussi dangereux est l’écueil consistant à confondre la méthode de la philosophie avec celle des mathématiques. Les mécaniques intellectuelles bâties à la façon des démonstrations algébriques sont en effet incapables de susciter une « conviction intime, sincère et totale ». La justesse philosophique se situe dans l’ordonnance de l’ensemble ; laquelle ordonnance doit être semblable à celle de l’arbre, dont une observation attentive sait percevoir, au-delà de l’apparente irrégularité, la perfection profonde. Elle doit pouvoir être saisie dans son unité autant que dans sa vitalité et sa croissance perpétuelle[1].
     L’unité recherchée par la pensée est pour Schlegel d’ordre spirituel, et tient à « la logique de la pensée qui, dans la vie ou la philosophie, nous frappe toujours profondément et force le respect, même si nous ne partageons pas les convictions qu’elle suppose. » C’est en effet dans l’ordre des sentiments que se manifeste la cohérence véritable d’un discours philosophique.
     Le professeur poursuit en dénonçant avec virulence ce qu’il considère comme les deux grandes erreurs de son temps. La première a été commise par la philosophie française, partie du sensualisme et revenue de cette impasse par une déification de la raison[2], en définitive constamment animée par le désir d’abattre la transcendance. Schlegel fait alors appel aux conséquences politiques de cette pensée, qui doivent à ses yeux achever de la juger.
     Il estime que la philosophie allemande, bien que très différente, a en réalité suivi le même itinéraire de « retournement » : de l’impuissance déclarée de la raison face à la transcendance, pour aboutir à la souveraineté de cette même raison[3]. Un péché identique est finalement commis dans l’un et l’autre cas ; un péché caractérisé par « l’esprit démoniaque de négation et de contradiction »[4] qui prétend s’adjuger la place occupée par la réalité divine.
     Une fois effectuées toutes ces mises en garde préalables, le professeur achève sa leçon sur une présentation des fondements sur lesquels doit s’appuyer la philosophie de la vie. Le juste point de départ doit en être cette réalité que l’on trouve au cœur de la conscience humaine : « l’âme pensante », qui rassemble et relie les diverses facultés de la conscience – raison et imagination, entendement et volonté. Afin de s’expliquer Schlegel se lance alors dans une audacieuse démonstration. Comparant l’être humain aux « intelligences supérieures »  dont la « tradition universelle » rapporte l’existence (l’exemple utilisé est celui du fameux daimôn de Socrate[5], mais nous ne doutons pas que le philosophe songe également ici aux anges), Schlegel cherche à déterminer ce qui fait la singularité humaine. Puisque l’âme pensante, comme chacun sait (sic), est ce qui distingue l’homme des animaux, en quoi donc diffère-t-il des intelligences supérieures ? En citant deux vers de Schiller :

                                           Tu partages la science avec des esprits supérieurs,
                                           Mais l’art, ô mortel, toi seul tu le possèdes

il répond avec assurance que l’imagination est la « dangereuse prérogative » de l’homme. L’autre différence tient à la raison déductive, dont sont nécessairement dénués les esprits supérieurs puisque leur intelligence est tout intuitive. Si ces esprits ne sont capables ni d’imagination ni de déduction, il devient impossible de leur attribuer une âme, « c’est-à-dire un principe distinct de l’esprit, une faculté plus passive, source de la fécondité et de la mutabilité intérieure, du développement intellectuel. »
     La conclusion est la suivante : l’essence des intelligences supérieures est double – esprit, « corps lumineux et éthéré » – tandis que celle de l’homme est triple : âme, esprit, corps. « Ce triple principe constitue le fondement de toute philosophie, et le système qui repose sur cette base n’est autre que la philosophie de la vie ». L’énoncé est présenté par le philosophe comme une vérité transparente à la simplicité impérieuse, « tirée de la vie même » et échappant à toute complication théorique – ce qui peut amuser.
     Ce développement permet enfin à Schlegel d’indiquer le terrain sur lequel la philosophie de la vie pourra s’épanouir. Le corps relevant selon lui exclusivement des sciences naturelles, la philosophie est « science de la seule conscience ; elle doit donc se soucier de l’âme et de l’esprit, et veiller soigneusement à s’en tenir là. »
    



[1] On voit avec cette image surgir, non sans un certain bonheur, l’imprégnation romantique de l’auteur, d’autant plus que l’exemple livré dans le paragraphe suivant est celui de l’attraction magnétique, autre manière d’évoquer le type d’unité recherché par la philosophie de la vie. On ignore souvent en France que la fécondité du romantisme allemand ne concerna pas uniquement l’art mais également la recherche scientifique : physique et magnétisme avec Johannes Wilhelm Ritter, psychologie avec Carl Gustav Carus, philologie avec Friedrich Creuzer ou encore August Wilhelm Schlegel, le frère aîné de Friedrich…
[2] Le traducteur estime que les théories évoquées ici, toujours implicitement, sont celles de Condillac et de Rousseau.
[3] Ou de Kant à Hegel en passant par Fichte et Schelling. Ici encore je me réfère aux notes de Nicolas Waquet, lesquelles viennent éclaircir un discours qui jamais ne nomme ses cibles de manière explicite.
[4] N’oublions pas que le Diable, Diabolos en grec, est le « Diviseur ».
[5] « car les Anciens croyaient communément que tout le monde avait un génie, un esprit tutélaire. »

jeudi 13 août 2015

Vendôme, Vendôme

 
     Fugace aperçu en arrivant le soir à Vendôme : un castel déchiqueté sur le flanc du coteau, parmi les arbres. Il domine un amoncellement de toits d’où percent deux ou trois flèches.

     Le sommeil me surprit très tôt, dès la nuit tombée. Debout le lendemain à la première heure, je me mis en route le long du Loir dans la lumière matinale. Ce Loir miroitant, dont la présence tout à côté donnait vigueur à mon pas, je l’avais découvert, ou plutôt rencontré, l’été précédent en visitant Châteaudun. La rencontre laissa des traces : un an durant, l’aura protectrice de la rivière demeura à mon esprit, la mélancolie s’y accrochant avec son lot d’espoir informulable. Le Jourdain de Proust et de Ronsard, le clair-obscur revigorant, la chansonnette intérieure qui ramène la volupté au cœur même de l’aridité ; tel il devint pour moi.
     Courant du Perche rustaud à l’indolent Anjou, sa vallée dessine une de ces plissures intimes de la France qu’un regard sur la carte oublie de remarquer. Grand ombrage lui est porté par la Loire sa voisine, berceau des rois, nourricière de vins recherchés, patrie d’esthètes et de massacreurs. La sœurette est plus rassurante et plus gaie, quand la langueur apparente de l’aînée dissimule un tempérament de furie. Les sœurs au visage clair se ressemblent toutefois en un point : sur leurs bords, le moindre soupir veut devenir chanson.
    
     Je pénétrai dans le centre ancien par les quais ornés de fleurs menant au chevet de l’abbatiale. Le soleil en réchauffait les contreforts, et les pinacles piquaient malicieusement le bleu du ciel. Je m’arrêtai bientôt devant la célèbre façade flamboyante. C’est en effet un flamboiement de mouchettes et de pinacles, un mur vivant ondulant de la terre vers le ciel. Je ne pus toutefois, face à ce chef-d’œuvre, me retenir de songer que l’intelligence théologique s’y voit affaiblie au profit du délice sensuel. La présence à quelques pas d’un clocher roman, sorte de patriarche architectural unissant sobre autorité et vibration profonde, ne fit que confirmer cette pensée.
     La base carrée – carré de la matière et du manifesté – de ce clocher, solidement appuyée sur d’épais contreforts et soulevée de toute la force de sa pierre, s’y transmue au troisième étage en un tambour octogonal que percent de hautes baies, pour achever son ascension et sa transfiguration sous l’aspect d’une flèche jaillissant vers Dieu comme en triomphant de son propre poids. La voici donc à même de recevoir sans frémir les caresses du vent tout autant que les bourrasques, tant ses reins sont robustes et son élévation inaltérable.
     Auprès de cette manifestation du génie roman la façade flamboyante, érigée à l’aube du seizième siècle par Jean de Beauce, semble la fantaisie biscornue d’un frêle adolescent, le fruit de premiers feux mal maîtrisés. La puissante épiphanie, la sagesse illuminatrice des grandes cathédrales gothiques paraît tout aussi lointaine.
    
     Notons que sur la place, à l’ombre de ces joyaux chrétiens, la guillotine frappa en 1797  Gracchus Babeuf et les comparses de la Conjuration des Égaux.
     J’entrai dans l’église en franchissant une porte sur le bois de laquelle je crus reconnaître le comte Geoffroy Martel, joliment stylisé à la façon du treizième siècle.
     L’histoire dit en effet que le comte et sa femme furent témoins, par une claire nuit estivale, de la chute de trois étoiles filantes dans les bras du Loir. Décision fut prise de fonder sur le lieu une abbaye à la Sainte Trinité. Remis à la charge des bénédictins, l’établissement devint l’un des plus puissants du royaume de France.
     La nef où je m’introduisis forme un espace tout de verticalité et de lumière. L’âme y trouve l’apaisement dans la blancheur du tuffeau et la perfection de ces lignes tout à la fois évaporées et rigoureuses.
     Le carillon municipal accompagne le tintement des heures du jour depuis la tour Saint-Martin, ancien clocher d’une église dont elle est demeurée l’unique vestige. On y a transporté le carillon anciennement logé dans le beffroi de la Trinité. La place Saint-Martin, cœur de Vendôme, fait ainsi résonner à heures régulières la vieille complainte populaire, héritée d’une chanson satirique de la guerre de Cent Ans. Le parti bourguignon y moquait celui qu’on appelait le « roi de Bourges », le dauphin Charles, déshérité et rejeté hors de Paris, replié sur la Loire dans ses derniers bastions.

  
Mes amis que reste-t-il
                                                    À ce dauphin si gentil
                                                    De son royaume ?

                                                    Orléans, Beaugency
                                                    Notre-Dame de Cléry
                                                    Vendôme, Vendôme


     C’était bien sûr avant l’apparition de Jeanne, la victoire d’Orléans et le sacre de Charles à Reims.

   Enjambant le Loir par la porte Saint-Georges, j’escaladai la longue rampe gardée de murs qui grimpe sur le coteau boisé. Du château fort des comtes, de la princière demeure élevée par César de Vendôme ne subsistent que ruines, et un inégalable point de vue sur la vallée. Sur le versant d’en face ondulent les vignes. Dans le vent qui fouette les terrasses pierreuses, je songeai à mon cher Châteaudun un peu plus haut sur le cours du Loir. C’est depuis Châteaudun qu’au mois de novembre 1589, le bon roi Henri somma Vendôme de se rendre, avant de forcer la muraille à coups de canon et d’y faire un massacre (selon une tradition locale aujourd’hui contestée). La ville, farouchement anti-huguenote, avait donné du fil à retordre au camp royal ; elle se tint calme après ce coup.