dimanche 6 décembre 2015

L’Éther de Sienne


Simone Martini, Annonciation 


     La virilité prenant des atours féminins : voilà ce qui étonne le plus à Sienne, voilà ce qui fait de cette ville une perle de civilisation, voilà ce qui la rend plus intégrale que sa rivale Florence, Florence dont l’intellectualisme rectiligne, même assoupli de sensualité luxueuse, aura toujours quelque chose de trop étroitement masculin. Avec tout son faste et sa largeur d’esprit, Florence ne sera jamais si complète que cette cité vive et farouche, tendue d’intensité contenue et sûre de sa force endormie, prête à jaillir, mais dont les formes authentiques furent un enfilement d’orfèvre, une volute fleurie toujours courbée devant l’étoile matinale, autrement dit un déploiement de grâce soumis fidèlement à Celle qui protégea la cité, à la Vierge qu’aucune ville peut-être ne représenta si douce et si somptueuse.
     
     L’Annonciation de Simone Martini, peinte pour la cathédrale de Sienne, s’en est allée aux Offices de Florence. On se retrouve presque aveuglé devant le feu de son or, devant cette Vierge courbe, ce rameau fascinant, ce Gabriel tombé des hautes sphères : la magnificence de l’art siennois est dans ce luxe onirique où l’œil éprouve une plénitude qui n’exige rien que de regarder.
     
     La plupart des Vierges siennoises sont demeurées dans la cité. On y admire les deux Maestà qui placèrent la Mère de Dieu sur le trône véritable de la Sienne républicaine. Chez Duccio comme chez Simone Martini, la saturation optique et l’extase contemplative sont de règle. Ce délice visuel porté à la limite est à peu près constant dans la peinture siennoise médiévale, il marque sa singularité. Les manières sont diverses pour atteindre à ce frôlement jubilatoire de l’excès : Neroccio de’Landi le trouve dans la courbe étirée, Sassetta dans une finesse d’oiseau, Giovanni di Paolo dans l’étrangeté subtile. La peinture des étoffes, traitées comme des surfaces ornementales, l’élan de minutie et de fièvre, voici encore un moyen pour obtenir l’effet d’éblouissement, un saisissement dont l’œil ne peut plus s’échapper qu’à regret. L’essence de la manière siennoise est à saisir dans cette distillation de la grâce linéaire, du luxe décoratif et de l’intensité profonde. Elle projette celui qui contemple dans un espace d’une tout autre teneur, éveille dans l’être la mémoire de l’Éden, effleure et vivifie le germe enfoui de félicité éthérique. Toucher ce point, entrouvrir cet espace aveuglant : digne ambition que semble s’être donnée la peinture de Sienne.

     Elle sait apparaître aussi plus touffue, plus rugueuse, plus humaine, mais toujours avec cette sorte de détachement gracile que la cité plaça jusque dans la forme de son palais municipal. Les frères Lorenzetti incarnèrent cette façon plus terrienne, ils empruntèrent à la plasticité florentine ce dont ils avaient besoin. C’est bien plus tard – autour de 1500 – que l’ombre portée de Florence vint glacer l’ardeur siennoise, et que la diffusion de l’esprit de « Renaissance », en submergant les foyers de résistance, finit par dissoudre la précieuse singularité de la cité toscane. La défaite politique et la chute de Sienne aux mains des Médicis survinrent un demi-siècle plus tard.  


dimanche 13 septembre 2015



Le Loir mon beau sommeil
Ma maison en pain de sucre

Si je me souviens de cette rivière
C'est que j'y suis né
J'y suis né comme naissent les buissons

Sur un fil de roche
Sur un éperon d'eau

Il n'y a dans le fond qu'un zigzag blanc


Dialogue sur les arts



 
Le romantisme allemand a produit quelques textes majeurs de réflexion sur l’art. Quelques-uns de ces textes abordèrent plus précisément les arts plastiques : les Épanchements d’un moine amis des arts et les Fantaisies sur l’art de Wilhelm Heinrich Wackenroder et de Ludwig Tieck, les Descriptions de tableaux de Friedrich Schlegel, enfin le dialogue Les Tableaux de August Wilhelm Schlegel. Dans ce dernier ouvrage le théoricien de la littérature romantique donne à entendre, tout au long de la conversation fortuite qui réunit trois artistes à la sortie du musée de Dresde, ses principales idées sur la peinture et la sculpture.


   August Wilhelm Schlegel publia coup sur coup, en 1799, dans les pages de la revue Athenäum – revue autour de laquelle se rassemblait le fameux « cercle d’Iéna », autrement dit la première génération des romantiques allemands – deux articles consacrés aux arts plastiques. Des illustrations de poèmes et des silhouettes de John Flaxman célébrait le talent de ce sculpteur anglais contemporain de Schlegel, illustrateur de Dante, Homère et Eschyle – lesquels comptaient parmi les auteurs favoris des rédacteurs de l’Athenäum. Les Tableaux[1] fut rédigé avec une tout autre ambition. Entremêlant les trois formes du dialogue, de la lettre et du poème, le texte ne se contentait pas d’offrir un regard embrassant sur la peinture et la sculpture : il mettait en pratique les idées professées par l’auteur ainsi que ses amis sur la réciprocité entre les arts, leur mutuel nourrissement. En cela August Wilhelm Schlegel va déjà ici plus loin que son frère cadet Friedrich ne le fera dans les Descriptions de tableaux, publiées de 1803 à 1805 dans sa propre revue Europa[2].
   Les articles de Friedrich se concentreront sur l’entreprise littéraire de description de tableaux en l’absence de tout visuel pour le lecteur, et sur une réflexion à propos de la singularité de l’art allemand et de la réémergence d’une peinture nationale – réflexion qui mènera son auteur à un retour nostalgique vers les « primitifs » germaniques, ainsi qu’à une exhortation à renouer avec l’esprit médiéval et l’iconographie chrétienne.
   L’entreprise du frère aîné est bien plus souple, bien plus large – et le cadet y puisera, en toute conformité d’ailleurs avec l’idéal de symphilosophie (philosophie en commun) partagé par tout le groupe d’Iéna. Le travail littéraire sur la description est en effet déjà un des éléments importants du texte d’August Wilhelm. Les Tableaux en offre un bon nombre de ces descriptions, présentées comme le contenu d’une lettre lue par Louise, un des trois protagonistes du dialogue, à ses deux amis Waller et Reinhold ; ensuite sous forme de notes lues par Waller – ainsi le dialogue que nous lisons déploie en son sein la lecture à voix haute de textes rédigés par les personnages. La lettre de Louise est adressée à une sœur qui ne peut venir à Dresde contempler elle-même les œuvres en question. Elle sert de prétexte à une suite de descriptions de toiles de Ruysdael, Vinci, Raphaël… Je dois dire que ces descriptions me sont apparues comme la part la moins stimulante du texte. L’expérience littéraire n’est certes aucunement dénuée d’intérêt ; mais peut-être ici perd-on beaucoup avec la traduction. Seul un passage délicieux de transparence contemplative, consacré à un paysage du Lorrain, a pu un instant me transporter.
   Avec un trait moins marqué, Les Tableaux anticipe les publications ultérieures de Friedrich lorsqu’est évoquée la destinée de l’art allemand – n’oublions pas que les romantiques furent pionniers dans le développement de la réflexion sur les arts nationaux. Il place alors sa pensée dans la bouche de l’un des protagonistes, le peintre Reinhold : « Le rappel d’un temps où, si des événements contraires et notre engouement pour l’étranger ne l’avaient empêché, nous allions acquérir un art vraiment national me rend toujours mélancolique. » (Reinhold évoque ici le temps de Holbein) Ce discours se double d’une déploration sur la rupture de l’art germanique vis-à-vis de la tradition iconographique catholique : là, dans l’esprit du protestantisme et la manie du paganisme antiquisant, se trouverait logée la cause de l’affaissement de cet art. Pour August Wilhelm le christianisme réformé, en se coupant du passé, s’était en effet privé de l’immense réservoir imaginaire de la foi populaire, de la « véritable mystique naïve », une mystique non dénuée de la sensualité dont les arts ont besoin. « D’une certaine manière se répétait ce qui s’était produit lorsque le paganisme fut refoulé par le christianisme originel. » Friedrich en fera le sujet principal de son étude.
  
   En 1799 donc, lorsqu’en pleine période d’effervescence autour de la revue Athenäum August Wilhelm s’attelle à la rédaction du dialogue, nombre de préoccupations communes au groupe de ses amis en sont déjà à un stade avancé de germination. L’aîné des frères Schlegel n’est pas encore devenu le célèbre dispensateur de leçons publiques sur la littérature considérée depuis le point de vue romantique ; sa renommée dans les milieux littéraires est toutefois considérable. Il est déjà le traducteur de Shakespeare. Il n’est pas le premier parmi les romantiques d’Iéna à entreprendre de discourir sur les beaux-arts : Wilhelm Heinrich Wackenroder et Ludwig Tieck l’ont précédé sur ce chemin. Fidèle comme je l’ai dit à l’idée de réciprocité et d’entrelacement des arts chère à tout la bande, il envisage Les Tableaux comme une mise en application de cette pensée. À la galerie de Dresde se rencontrent fortuitement trois jeunes amis – Louise, le poète Waller et le peintre Reinhold. Au milieu de la conversation qui s’ensuit, Louise invite les deux autres à une lecture sur les bords de l’Elbe : ils pourront ainsi entendre les descriptions de toiles contenues dans la lettre écrite à sa sœur, et prolonger la réflexion commune qu’ils viennent d’entamer. Waller à son tour lira de ses écrits : quelques notes sur les œuvres du musée, et une série de poèmes inspirés par la peinture. Ainsi August Wilhelm entremêle les formes au fil d’un échange franc et passionné : c’est tout l’art de vivre et le rêve de communauté artistique des romantiques d’Iéna auxquels il nous fait toucher ici.
   Les femmes, chose assez singulière pour être remarquée, jouèrent un rôle important dans le romantisme allemand en général et le cercle d’Iéna en particulier. Caroline et Dorothea Schlegel, les épouses des deux frères, écrivirent dans l’Athenäum ; Caroline semble avoir participé aux côtés de son mari à la rédaction des Tableaux. Et il y a probablement beaucoup d’elle dans le personnage de Louise.
   Le travail sur les descriptions, lesquelles en terme de volume occupent une très large place dans le texte, devait importer beaucoup à August Wilhelm. J’ai pour ma part été bien plus marqué par sa réflexion sur l’essence des arts et ce qu’ils peuvent gagner à être mis en relation les uns avec les autres. Là la pensée de l’auteur est la plus aigüe.
   Le dialogue commence par un échange entre Louise et Waller à propos de la sculpture. L’idée que s’en fait Waller, tout imprégnée de l’esprit néo-classique du temps, n’y projette pas moins une intensité particulière. Face à ce mariage d’un certain vitalisme et de la recherche d’un ordre métaphysique harmonieux, on songe à Friedrich Schlegel qui, dans Sur l’étude de la poésie grecque (1797), faisait régner sur la perfection de Sophocle une trinité Apollon – Dionysos – Athéna.
   « La sculpture est vérité, énonce Waller dans le dialogue,  et s’élève bien plus haut que toute illusion. Ses créations sont comme des esprits qui ont traversé de part en part leur enveloppe externe et en ont agencé le contour conformément à leur essence. Et dans ce monde qui est leur œuvre, ils peuvent alors perdurer avec une sereine et suffisante présence. C’est une éternelle béatitude visible. » Cette « plénitude naturelle » – et non point morale – tient à une épure débarrassant la figure de tout contingent, et permettant « l’unanimité des forces » qui animent la figure : la source de la présence est intérieure. La sculpture soumet à ses lois propres l’instant fugitif et lui fait don de sa plénitude ; elle hausse par là l’instant et le rend durable. L’obligation première du sculpteur, étant donnée l’inertie du matériau, est de chercher à saisir la vie ; et celle-ci tient dans un juste dosage du mouvement et de l’équilibre.
   Au moment de parler peinture, Louise et Waller ont rejoint leur ami Reinhold. La conversation prend alors un tour plus vif : les points de vue divergent. La peinture de paysage suscite entre les trois personnages un débat qui les pousse à entrer dans la formulation de ce qui à leurs yeux caractérise la peinture. Le peintre, selon Reinhold, ne peut rivaliser avec la nature s’il ne cherche qu’à la reproduire ; il doit y ajouter quelque chose. Il ne peut augmenter l’intensité d’un paysage naturel ; il lui revient par contre de faire partager au spectateur la perception plus intense que lui-même en a. La perception, commune à tous les hommes, est ainsi rendue à sa « fraîcheur première ». L’acuité de perception se perd en effet généralement en nous, à force de regarder le monde à travers le prisme de l’utilité. « Savoir comment les choses apparaissent est bien le cadet de nos soucis, nous voulons savoir comment elles sont, c’est-à-dire comment les saisir et les manier. » Nous nous fions plus volontiers à ce que nous savons qu’à ce que nous voyons.
   Le peintre doit ainsi rétablir le pur plaisir de voir. La lumière et la couleur, dont certains veulent faire des éléments secondaires de la peinture, sont donc tout à fait primordiales. La peinture est « art de l’apparence ». Nous sommes habitués au quotidien à porter le regard au-delà de l’apparence ; la peinture, elle, octroie à l’apparence une existence propre, indépendante, corporelle.
   Pour éviter le dépérissement les arts doivent cependant s’épouser, se nourrir et se stimuler mutuellement. « On devrait rapprocher les différents arts, affirme Louise, et chercher à passer des uns aux autres. Des statues trouveraient vie dans des tableaux (…) ; des tableaux se transformeraient en poèmes, des poèmes en musique ; et pourquoi une musique solennelle et sacrée ne donnerait-elle pas à son tour un temple s’élevant vers le ciel ? » Le poète Waller précise plus loin cette intuition : « Je me suis souvent intéressé au rapport que les arts plastiques entretiennent avec la poésie. Ils empruntent à celle-ci des idées propres à les emporter loin de la réalité quotidienne, et en échange proposent à l’imagination vagabonde des visions précises. Sans cette influence réciproque, les arts plastiques deviendraient terre à terre et serviles, et la poésie un fantôme inconsistant. » La poésie peut également se faire l’interprète d’une peinture dont les thèmes sont devenus très étrangers au spectateur.
   Quelque chose de cette intention est présent dans les poèmes que Waller lit alors à ses amis. Il a choisi dans cette série de textes d’aborder un éventail de thèmes traditionnels à la peinture : Adoration des mages, Nativité, Assomption« La poésie témoigne de cette façon sa reconnaissance à la peinture, commente Waller,  et peut-être bien qu’elle-même ne serait pas fâchée d’y puiser quelque élan. » L’imaginaire catholique déployé dans ces poèmes amuse Reinhold qui ne trouve plus rien de protestant chez son ami[3].
   C’est sur des vers d’ailleurs que le dialogue s’achève. Waller vient d’encourager Reinhold à chercher son inspiration dans la religion catholique. Il ajoute que la myhologie grecque n’a pas attaché à la peinture le moindre dieu ni le moindre héros – alors que le christianisme lui a de son côté donné un patron de marque en la personne de Saint Luc l’Évangéliste. Waller saisit l’instant pour réciter la légende versifiée de Saint Luc. Lorsque sa voix retombe, c’est sur une parole de Reinhold que se clôt le dialogue : « Merci infiniment. Quant à moi, je compte bien dédier, conjointement à saint Luc et saint Raphaël, la première belle Madone que je saurai peindre. »  


    

   Un autre sujet court à travers le dialogue, sous forme de question posée à Louise par Reinhold et formulée en ces termes : qu’est-ce que « goûter » un tableau ? La réponse que fournit Reinhold est tranchée : le plaisir pris à contempler une œuvre et à s’en imprégner lui paraît une chose « grandement insuffisante pour apprécier à fond un tableau, à plus forte raison pour y apprendre comment réaliser soi-même quelque chose. » Les palabres sur l’art lui sont insupportables, en particulier lorsque « des gens incapables de tenir un crayon promènent un œil critique sur les œuvres des plus grands maîtres et tranchent en connaisseurs. » Certains, préoccupés avant tout de faire entendre leur opinion, ne savent pas prendre le temps de voir. Reinhold estime de toute façon que ce qui fait l’essence de l’œuvre ne peut se dire : le sentiment éprouvé devant une œuvre n’en sera jamais que l’ombre. « Le langage prétend bredouiller sur tout. Il est comme un homme qui par sa prétention à une compétence universelle devient superficiel. » Il ne demeure qu’une attitude appropriée face aux tableaux : « les étudier sans relâche, et puis produire quelque chose de bien. »
   Louise et Waller défendent de leur côté le droit de parler des œuvres, de mettre en partage les émotions ressenties face à elles. Celui qui ne pratique pas l’art en question possède ce droit autant qu’un autre. Rien n’est plus naturel que de tirer d’une œuvre une pensée – cette pensée quoique ne pouvant remplacer l’œuvre n’en conserve pas moins sa légitimité propre. Le sentiment du spectateur apporte en réalité à l’œuvre et l’enrichit ; il n’est que de constater la diversité et la subtilité des émotions suscitées par une même œuvre chez un nombre donnée de personnes. Pour Louise d’ailleurs, les œuvres importent moins que « la communauté et les échanges sociaux ». Waller ajoute : « Il en va des richeses spirituelles comme de l’argent : à quoi bon en avoir beaucoup et l’enfermer dans des coffres. Tout ce qui importe pour qu’il soit profitable, c’est sa circulation rapide et multiple. » Waller se distingue cepndant de Louise en affirmant que la meilleure manière de parler de la peinture se trouve dans la forme poétique.
   Louise toutefois dans la lettre écrite à sa sœur se tait à propos de Raphaël qu’elle adore. « Je ne suis pas de ceux qui clament partout ce dont leur cœur est plein », se justifie-t-elle. Elle s’est en effet sentie incapable de décrire la Madone Sixtine. « L’effet est tellement immédiat ! Cela vous va droit au cœur. Pas un mot ne vous vient aux lèvres. Du reste, à quoi bon des mots, devant ce qui s’offre dans une aussi lumineuse évidence et ne saurait être accueilli autrement qu’il n’est ! »     


[1] Je me réfère ici à la traduction d’Anne-Marie Lang parue chez Christian Bourgois en 1988, avec une préface de Jean-Luc Nancy et une présentation de Jean-Christophe Bailly.
[2] Sur Friedrich Schlegel, lire l’article « Entre Ciel et Terre : la philosohie de la vie ».
[3] A la différence de son frère Friedrich, August Wilhelm ne se convertira toutefois jamais au catholicisme. Notons également que Friedrich usera à son tour des vers dans ses Descriptions de tableaux, afin de rendre compte du sentiment qui avait été le sien devant un retable de la cathédrale de Cologne. 

vendredi 14 août 2015



Rares sont les roses
Dans la buée

C'est ton oeil
Un tilleul



Entre Ciel et Terre : la philosophie de la vie


     En 1827, le vieux Friedrich Schlegel, qui avait été avec Novalis l’un des collaborateurs les plus énergiques de la revue Athenäum et du premier cercle romantique – dit « cercle d’Iéna » – donnait à Vienne un cours intitulé Philosophie des Lebens. La Petite Bibliothèque Rivages Poche en publiait en 2013 la première leçon. Les traductions françaises de Schlegel sont chose assez rare ; ce bref ouvrage nous a paru mériter un résumé, destiné avant tout à ceux qui ne le liront pas.


     Après le décès de Novalis en 1801 et la dissolution du cercle de l’Athenäum, Schlegel suivit un itinéraire passionnant. Celui qui avait dans sa jeunesse consacré maints efforts à l’étude de l’Antiquité gréco-latine devint à l’aube du XIXème siècle un pionnier de la recherche indianiste, dont il se détourna finalement. Converti au catholicisme, il se rapprocha des courants politiques les plus conservateurs et accompagna Metternich, au service duquel il était entré comme secrétaire, au Congrès de Vienne de 1815. L’enseignement de la philosophie occupa dans la dernière partie de sa vie, teintée de mysticisme, une place centrale. Avant de mourir à Dresde en 1828, il donna à Vienne deux cycles de cours qui ont marqué l’histoire intellectuelle de l’Allemagne : l’un de ces cours avait pour sujet la « philosophie du langage et des mots » – Schlegel a été l’un des philologues les plus importants de son temps – l’autre la « philosophie de la vie ».
     Rivages Poche ne met malheureuseument à la disposition du lecteur francophone que la première leçon d’un cours qui en compte quinze. Une simple entrée en matière donc, tout juste le temps pour le penseur allemand de planter le décor, tout juste le temps pour nous de goûter à une philosophie dont la première qualité consiste à se donner l’éclat d’une parole haute et claire et la force de la poésie. La traduction de Nicolas Waquet nous l’offre d’ailleurs exprimée dans un français cristallin, à la fois aigu et limpide, ce même français dans lequel est rédigée la brève introduction. Ici se manifeste une fois de plus la vertu inestimable contenue dans l’obligation – ou le choix – de faire court.
     Cette première leçon, intitulée «  De l’âme pensante comme centre de la conscience. Des erreurs de la raison. »  s’emploie à défricher le terrain et poser les fondements de la « philosophie de la vie » défendue par Schlegel. Ce dernier s’efforce tout d’abord d’identifier et de réfuter les erreurs qui empêchent habituellement les philosophes de se donner le juste point de départ. Il s’agit en premier lieu d’éviter l’écueil consistant à trop regarder vers le Ciel – c’est-à-dire à tomber dans l’abstraction excessive, péché commis par Platon dans sa République – ou à embourber son regard dans la Terre en cherchant à « s’immiscer de force dans la réalité extérieure ». La philosophie de la vie trouve son espace propre entre Ciel et Terre, dans la sphère où se déploie l’activité de l’esprit humain.
     La pensée doit ainsi éviter tout engagement dans la théologie ou la politique afin de demeurer indépendante, car c’est son indépendance qui la fera fructueuse et « salutaire ». Elle doit tout autant se défier des spéculations qui prétendent rayonner depuis les hautes sphères en se donnant l’inintelligible pour objet. Schlegel s’attaque ici sans les nommer aux travaux de la pensée idéaliste allemande pour laquelle il s’était lui-même enthousiasmé par le passé.
     Le vieux professeur viennois en profite pour juger sévèrement bien qu’implicitement certains enthousiasmes juvéniles : « Complètement subjuguées, transportées par une fausse exaltation, certaines [âmes juvéniles] peuvent alors éprouver la tentation de constituer, de créer, pour ainsi dire, une nouvelle religion qui leur soit propre, tandis que d’autres peuvent ressentir le besoin de blâmer et de changer tout ce qui existe déjà pour réformer le monde à la lumière des notions qu’elles viennent d’assimiler. » Difficile de ne pas songer ici aux affirmations hardies des rédacteurs de l’Athenäum.
     



 La sophia ne constitue pas en effet uniquement l’objet de la recherche philosophique ; elle lui donne également son fondement pratique. Autrement dit : la sagesse doit être recherchée avec autant de sagesse que possible. Par elle le philosophe doit être inspiré et guidé.
     Tout aussi dangereux est l’écueil consistant à confondre la méthode de la philosophie avec celle des mathématiques. Les mécaniques intellectuelles bâties à la façon des démonstrations algébriques sont en effet incapables de susciter une « conviction intime, sincère et totale ». La justesse philosophique se situe dans l’ordonnance de l’ensemble ; laquelle ordonnance doit être semblable à celle de l’arbre, dont une observation attentive sait percevoir, au-delà de l’apparente irrégularité, la perfection profonde. Elle doit pouvoir être saisie dans son unité autant que dans sa vitalité et sa croissance perpétuelle[1].
     L’unité recherchée par la pensée est pour Schlegel d’ordre spirituel, et tient à « la logique de la pensée qui, dans la vie ou la philosophie, nous frappe toujours profondément et force le respect, même si nous ne partageons pas les convictions qu’elle suppose. » C’est en effet dans l’ordre des sentiments que se manifeste la cohérence véritable d’un discours philosophique.
     Le professeur poursuit en dénonçant avec virulence ce qu’il considère comme les deux grandes erreurs de son temps. La première a été commise par la philosophie française, partie du sensualisme et revenue de cette impasse par une déification de la raison[2], en définitive constamment animée par le désir d’abattre la transcendance. Schlegel fait alors appel aux conséquences politiques de cette pensée, qui doivent à ses yeux achever de la juger.
     Il estime que la philosophie allemande, bien que très différente, a en réalité suivi le même itinéraire de « retournement » : de l’impuissance déclarée de la raison face à la transcendance, pour aboutir à la souveraineté de cette même raison[3]. Un péché identique est finalement commis dans l’un et l’autre cas ; un péché caractérisé par « l’esprit démoniaque de négation et de contradiction »[4] qui prétend s’adjuger la place occupée par la réalité divine.
     Une fois effectuées toutes ces mises en garde préalables, le professeur achève sa leçon sur une présentation des fondements sur lesquels doit s’appuyer la philosophie de la vie. Le juste point de départ doit en être cette réalité que l’on trouve au cœur de la conscience humaine : « l’âme pensante », qui rassemble et relie les diverses facultés de la conscience – raison et imagination, entendement et volonté. Afin de s’expliquer Schlegel se lance alors dans une audacieuse démonstration. Comparant l’être humain aux « intelligences supérieures »  dont la « tradition universelle » rapporte l’existence (l’exemple utilisé est celui du fameux daimôn de Socrate[5], mais nous ne doutons pas que le philosophe songe également ici aux anges), Schlegel cherche à déterminer ce qui fait la singularité humaine. Puisque l’âme pensante, comme chacun sait (sic), est ce qui distingue l’homme des animaux, en quoi donc diffère-t-il des intelligences supérieures ? En citant deux vers de Schiller :

                                           Tu partages la science avec des esprits supérieurs,
                                           Mais l’art, ô mortel, toi seul tu le possèdes

il répond avec assurance que l’imagination est la « dangereuse prérogative » de l’homme. L’autre différence tient à la raison déductive, dont sont nécessairement dénués les esprits supérieurs puisque leur intelligence est tout intuitive. Si ces esprits ne sont capables ni d’imagination ni de déduction, il devient impossible de leur attribuer une âme, « c’est-à-dire un principe distinct de l’esprit, une faculté plus passive, source de la fécondité et de la mutabilité intérieure, du développement intellectuel. »
     La conclusion est la suivante : l’essence des intelligences supérieures est double – esprit, « corps lumineux et éthéré » – tandis que celle de l’homme est triple : âme, esprit, corps. « Ce triple principe constitue le fondement de toute philosophie, et le système qui repose sur cette base n’est autre que la philosophie de la vie ». L’énoncé est présenté par le philosophe comme une vérité transparente à la simplicité impérieuse, « tirée de la vie même » et échappant à toute complication théorique – ce qui peut amuser.
     Ce développement permet enfin à Schlegel d’indiquer le terrain sur lequel la philosophie de la vie pourra s’épanouir. Le corps relevant selon lui exclusivement des sciences naturelles, la philosophie est « science de la seule conscience ; elle doit donc se soucier de l’âme et de l’esprit, et veiller soigneusement à s’en tenir là. »
    



[1] On voit avec cette image surgir, non sans un certain bonheur, l’imprégnation romantique de l’auteur, d’autant plus que l’exemple livré dans le paragraphe suivant est celui de l’attraction magnétique, autre manière d’évoquer le type d’unité recherché par la philosophie de la vie. On ignore souvent en France que la fécondité du romantisme allemand ne concerna pas uniquement l’art mais également la recherche scientifique : physique et magnétisme avec Johannes Wilhelm Ritter, psychologie avec Carl Gustav Carus, philologie avec Friedrich Creuzer ou encore August Wilhelm Schlegel, le frère aîné de Friedrich…
[2] Le traducteur estime que les théories évoquées ici, toujours implicitement, sont celles de Condillac et de Rousseau.
[3] Ou de Kant à Hegel en passant par Fichte et Schelling. Ici encore je me réfère aux notes de Nicolas Waquet, lesquelles viennent éclaircir un discours qui jamais ne nomme ses cibles de manière explicite.
[4] N’oublions pas que le Diable, Diabolos en grec, est le « Diviseur ».
[5] « car les Anciens croyaient communément que tout le monde avait un génie, un esprit tutélaire. »

jeudi 13 août 2015

Vendôme, Vendôme

 
     Fugace aperçu en arrivant le soir à Vendôme : un castel déchiqueté sur le flanc du coteau, parmi les arbres. Il domine un amoncellement de toits d’où percent deux ou trois flèches.

     Le sommeil me surprit très tôt, dès la nuit tombée. Debout le lendemain à la première heure, je me mis en route le long du Loir dans la lumière matinale. Ce Loir miroitant, dont la présence tout à côté donnait vigueur à mon pas, je l’avais découvert, ou plutôt rencontré, l’été précédent en visitant Châteaudun. La rencontre laissa des traces : un an durant, l’aura protectrice de la rivière demeura à mon esprit, la mélancolie s’y accrochant avec son lot d’espoir informulable. Le Jourdain de Proust et de Ronsard, le clair-obscur revigorant, la chansonnette intérieure qui ramène la volupté au cœur même de l’aridité ; tel il devint pour moi.
     Courant du Perche rustaud à l’indolent Anjou, sa vallée dessine une de ces plissures intimes de la France qu’un regard sur la carte oublie de remarquer. Grand ombrage lui est porté par la Loire sa voisine, berceau des rois, nourricière de vins recherchés, patrie d’esthètes et de massacreurs. La sœurette est plus rassurante et plus gaie, quand la langueur apparente de l’aînée dissimule un tempérament de furie. Les sœurs au visage clair se ressemblent toutefois en un point : sur leurs bords, le moindre soupir veut devenir chanson.
    
     Je pénétrai dans le centre ancien par les quais ornés de fleurs menant au chevet de l’abbatiale. Le soleil en réchauffait les contreforts, et les pinacles piquaient malicieusement le bleu du ciel. Je m’arrêtai bientôt devant la célèbre façade flamboyante. C’est en effet un flamboiement de mouchettes et de pinacles, un mur vivant ondulant de la terre vers le ciel. Je ne pus toutefois, face à ce chef-d’œuvre, me retenir de songer que l’intelligence théologique s’y voit affaiblie au profit du délice sensuel. La présence à quelques pas d’un clocher roman, sorte de patriarche architectural unissant sobre autorité et vibration profonde, ne fit que confirmer cette pensée.
     La base carrée – carré de la matière et du manifesté – de ce clocher, solidement appuyée sur d’épais contreforts et soulevée de toute la force de sa pierre, s’y transmue au troisième étage en un tambour octogonal que percent de hautes baies, pour achever son ascension et sa transfiguration sous l’aspect d’une flèche jaillissant vers Dieu comme en triomphant de son propre poids. La voici donc à même de recevoir sans frémir les caresses du vent tout autant que les bourrasques, tant ses reins sont robustes et son élévation inaltérable.
     Auprès de cette manifestation du génie roman la façade flamboyante, érigée à l’aube du seizième siècle par Jean de Beauce, semble la fantaisie biscornue d’un frêle adolescent, le fruit de premiers feux mal maîtrisés. La puissante épiphanie, la sagesse illuminatrice des grandes cathédrales gothiques paraît tout aussi lointaine.
    
     Notons que sur la place, à l’ombre de ces joyaux chrétiens, la guillotine frappa en 1797  Gracchus Babeuf et les comparses de la Conjuration des Égaux.
     J’entrai dans l’église en franchissant une porte sur le bois de laquelle je crus reconnaître le comte Geoffroy Martel, joliment stylisé à la façon du treizième siècle.
     L’histoire dit en effet que le comte et sa femme furent témoins, par une claire nuit estivale, de la chute de trois étoiles filantes dans les bras du Loir. Décision fut prise de fonder sur le lieu une abbaye à la Sainte Trinité. Remis à la charge des bénédictins, l’établissement devint l’un des plus puissants du royaume de France.
     La nef où je m’introduisis forme un espace tout de verticalité et de lumière. L’âme y trouve l’apaisement dans la blancheur du tuffeau et la perfection de ces lignes tout à la fois évaporées et rigoureuses.
     Le carillon municipal accompagne le tintement des heures du jour depuis la tour Saint-Martin, ancien clocher d’une église dont elle est demeurée l’unique vestige. On y a transporté le carillon anciennement logé dans le beffroi de la Trinité. La place Saint-Martin, cœur de Vendôme, fait ainsi résonner à heures régulières la vieille complainte populaire, héritée d’une chanson satirique de la guerre de Cent Ans. Le parti bourguignon y moquait celui qu’on appelait le « roi de Bourges », le dauphin Charles, déshérité et rejeté hors de Paris, replié sur la Loire dans ses derniers bastions.

  
Mes amis que reste-t-il
                                                    À ce dauphin si gentil
                                                    De son royaume ?

                                                    Orléans, Beaugency
                                                    Notre-Dame de Cléry
                                                    Vendôme, Vendôme


     C’était bien sûr avant l’apparition de Jeanne, la victoire d’Orléans et le sacre de Charles à Reims.

   Enjambant le Loir par la porte Saint-Georges, j’escaladai la longue rampe gardée de murs qui grimpe sur le coteau boisé. Du château fort des comtes, de la princière demeure élevée par César de Vendôme ne subsistent que ruines, et un inégalable point de vue sur la vallée. Sur le versant d’en face ondulent les vignes. Dans le vent qui fouette les terrasses pierreuses, je songeai à mon cher Châteaudun un peu plus haut sur le cours du Loir. C’est depuis Châteaudun qu’au mois de novembre 1589, le bon roi Henri somma Vendôme de se rendre, avant de forcer la muraille à coups de canon et d’y faire un massacre (selon une tradition locale aujourd’hui contestée). La ville, farouchement anti-huguenote, avait donné du fil à retordre au camp royal ; elle se tint calme après ce coup.