dimanche 6 décembre 2015

L’Éther de Sienne


Simone Martini, Annonciation 


     La virilité prenant des atours féminins : voilà ce qui étonne le plus à Sienne, voilà ce qui fait de cette ville une perle de civilisation, voilà ce qui la rend plus intégrale que sa rivale Florence, Florence dont l’intellectualisme rectiligne, même assoupli de sensualité luxueuse, aura toujours quelque chose de trop étroitement masculin. Avec tout son faste et sa largeur d’esprit, Florence ne sera jamais si complète que cette cité vive et farouche, tendue d’intensité contenue et sûre de sa force endormie, prête à jaillir, mais dont les formes authentiques furent un enfilement d’orfèvre, une volute fleurie toujours courbée devant l’étoile matinale, autrement dit un déploiement de grâce soumis fidèlement à Celle qui protégea la cité, à la Vierge qu’aucune ville peut-être ne représenta si douce et si somptueuse.
     
     L’Annonciation de Simone Martini, peinte pour la cathédrale de Sienne, s’en est allée aux Offices de Florence. On se retrouve presque aveuglé devant le feu de son or, devant cette Vierge courbe, ce rameau fascinant, ce Gabriel tombé des hautes sphères : la magnificence de l’art siennois est dans ce luxe onirique où l’œil éprouve une plénitude qui n’exige rien que de regarder.
     
     La plupart des Vierges siennoises sont demeurées dans la cité. On y admire les deux Maestà qui placèrent la Mère de Dieu sur le trône véritable de la Sienne républicaine. Chez Duccio comme chez Simone Martini, la saturation optique et l’extase contemplative sont de règle. Ce délice visuel porté à la limite est à peu près constant dans la peinture siennoise médiévale, il marque sa singularité. Les manières sont diverses pour atteindre à ce frôlement jubilatoire de l’excès : Neroccio de’Landi le trouve dans la courbe étirée, Sassetta dans une finesse d’oiseau, Giovanni di Paolo dans l’étrangeté subtile. La peinture des étoffes, traitées comme des surfaces ornementales, l’élan de minutie et de fièvre, voici encore un moyen pour obtenir l’effet d’éblouissement, un saisissement dont l’œil ne peut plus s’échapper qu’à regret. L’essence de la manière siennoise est à saisir dans cette distillation de la grâce linéaire, du luxe décoratif et de l’intensité profonde. Elle projette celui qui contemple dans un espace d’une tout autre teneur, éveille dans l’être la mémoire de l’Éden, effleure et vivifie le germe enfoui de félicité éthérique. Toucher ce point, entrouvrir cet espace aveuglant : digne ambition que semble s’être donnée la peinture de Sienne.

     Elle sait apparaître aussi plus touffue, plus rugueuse, plus humaine, mais toujours avec cette sorte de détachement gracile que la cité plaça jusque dans la forme de son palais municipal. Les frères Lorenzetti incarnèrent cette façon plus terrienne, ils empruntèrent à la plasticité florentine ce dont ils avaient besoin. C’est bien plus tard – autour de 1500 – que l’ombre portée de Florence vint glacer l’ardeur siennoise, et que la diffusion de l’esprit de « Renaissance », en submergant les foyers de résistance, finit par dissoudre la précieuse singularité de la cité toscane. La défaite politique et la chute de Sienne aux mains des Médicis survinrent un demi-siècle plus tard.